9 août 1516, mort de Jérôme Bosch, peintre néerlandais (° vers 1450).-
El Bosco
Ir a la navegaciónIr a la búsquedaCornelis Cort (grabador), retrato de Jheronimus Bosch; estampa en
Pictorum Aliquot Celebrium Germaniae Inferioris Effigies, Amberes, 1572, con un epigrama latino de
Dominicus Lampsonius cuya traducción podría decir: «¿Qué ven, Jheronimus Bosch, tus ojos atónitos? ¿Por qué esa palidez en el rostro? ¿Acaso has visto aparecer ante ti los fantasmas de Lemuria o los espectros voladores de Érebo? Se diría que para ti se han abierto las puertas del avaro Plutón y las moradas del Tártaro, viendo como tu diestra mano ha podido pintar tan bien todos los secretos del Averno».
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Jheronimus van Aken (Bolduque, c. 1450-1516), llamado familiarmente Joen y conocido como Jheronimus Bosch o Hieronymus Bosch,2 en idioma español el Bosco, fue un pintor nacido al norte del Ducado de Brabante, en los actuales Países Bajos, autor de una obra excepcional tanto por la extraordinaria inventiva de sus figuraciones y los asuntos tratados como por su técnica, al que Erwin Panofsky calificó como artista «lejano e inaccesible» dentro de la tradición de la pintura flamenca a la que pertenece.3
El Bosco no fechó ninguno de sus cuadros y son relativamente pocos los que llevan una firma que pueda considerarse no apócrifa. Lo que se conoce de su vida y de su familia procede de las escasas referencias que aparecen en los archivos municipales de Bolduque y, en especial, en los libros de cuentas de la cofradía de Nuestra Señora, de la que fue miembro jurado. De su actividad artística tan solo se documentan algunos trabajos menores no conservados y el encargo de un Juicio Final que en 1504 le hizo Felipe el Hermoso. De ninguna de las obras que actualmente se le atribuyen ha llegado documentación producida en vida del pintor y las características de su singular estilo se han podido fijar únicamente a partir de un reducido número de obras mencionadas en las fuentes literarias, todas ellas posteriores a la muerte del pintor y, en algún caso, de dudosa fiabilidad al no distinguirse desde muy pronto las obras genuinas del Bosco de las de sus imitadores.4 El Bosco adquirió fama aún en vida como inventor de figuras maravillosas y de imágenes llenas de fantasía y no tardaron en salirle seguidores y falsificadores que harían de sus temas e imaginaciones un verdadero género artístico, difundido también a través de tapices bordados en Bruselas y estampas, muchas de ellas firmadas por Hieronymus Cock.5
Felipe II, entre los primeros y más insignes coleccionistas de sus obras, pudo reunir un importante número de ellas en el Real Monasterio de San Lorenzo de El Escorial y el palacio de El Pardo. En su entorno surgieron también los primeros críticos e intérpretes de la obra del Bosco. El jerónimo fray José de Sigüenza, historiador de la fundación escurialense, resumió las razones de esa preferencia en la singularidad y profundidad del pintor, características que lo hacían diferente de cualquier otro, pues, según decía:
L'œuvre de Bosch, qui fut ensevelie pendant trois siècles, occupe en notre esprit une place majeure. Elle a donné lieu aux sentiments les plus contraires, et parfois simultanément. On la tint pour l'expression même du Moyen Âge ; mais elle est contemporaine de Vinci. Elle passa pour plaisante et profonde, réaliste et extravagante, édifiante et licencieuse, orthodoxe et hérétique, capricieuse et concertée, débridée et méthodique. Archives, documents, témoignages se réduisent à presque rien. Délice, énigme ? Pour l'essentiel, c'est l'œuvre seule et nue qui se propose à nous. Délice nourri de douleurs, énigme lumineuse.
Pour vifs que soient ses attraits immédiats, cette œuvre, par l'étonnement dont elle nous saisit, nous oblige à lui découvrir un sens. Mais vouloir déchiffrer cet univers comme s'il s'agissait d'un délire ou d'un songe – reflet d'un siècle ou d'un esprit que torture l'angoisse, ou le désir – ce serait nier qu'un dessein volontaire l'anime. Ce dessein est indéniable ; mais il est presque toujours marqué du sceau de l'hermétisme. Autre difficulté : les symboles et les formes qui s'entrelacent dans l'œuvre procèdent de sources très diverses. On ne lui trouvera pourtant un sens que si l'on se refuse à voir en elle une collection hétéroclite de signes figés : les signes qu'il adopte, Bosch les a unifiés et recréés en une synthèse tout à la fois traditionnelle et singulière, et cela sur le plan spirituel comme sur celui de l'art.
Si l'on excepte de rares inscriptions, et si l'on tient pour apocryphes les titres, cette somme d'images compose un mutus liber dont les planches nous seraient offertes en désordre. ... L'iconographie peut éclairer du dehors les thèmes de l'œuvre ; elle ne saurait en dire l'agencement et le sens : c'est à la seule intuition thématique qu'il revient de proposer un fil d'Ariane. Cette intuition échappe à la pure subjectivité : elle trouve en effet à s'instruire par la fréquentation des œuvres mystiques dont Bosch fut sans doute familier, notamment celle de Ruysbroek. Mais la plus juste interprétation n'épuiserait pas l'œuvre : il faut saisir ensemble les savoirs d'un esprit et les saveurs de la peinture.
Le siècle de Bosch, c'est ce « déclin du Moyen Âge » évoqué par Huizinga dans un livre célèbre. Pour l'histoire : sac de Gand en 1468, révoltes, massacres, représailles, pillages, brigandages, pestes, misère, famines, querelles de villes, guerre des Gueux, tortures publiques. Pour la foi : obsession du démon, supplices de magiciens, sermons d'apocalypse. Alain de la Roche, prédicateur aux visions pleines de bêtes de luxure et de feu, meurt à Zwolle en 1475. L'un des deux auteurs du Malleus maleficarum (Pour écraser les sorcières) fut de ses disciples. Tout cela ne semble-t-il pas composer, pour le peintre d'une œuvre aux formes et aux reflets d'enfer, l'espace même de son inspiration ? Mais les horreurs quotidiennes – qui sont de tous les siècles – et celles qui entrent dans la composition d'une œuvre sont rarement de même essence. Si l'on inventorie tout ce dont celle de Bosch a pu se nourrir, les misères du temps demeurent à l'horizon de la conscience du peintre, et les sources de l'imaginaire s'offrent plus légitimement à l'examen.
Comme il connaît les ars moriendi – ces gravures du savoir-mourir –, les clefs des songes et le Tarot, les traités d'alchimie et ceux d'astrologie, Bosch a lu les ouvrages des mystiques, La Nef des fous de Brant, La Légende dorée où sont décrites les tentations de saint Antoine, et Les Visions de Tungdal, poème traduit de l'irlandais et qui montre une sorte de don Juan du xiiie siècle gratifié, pour son salut, du spectacle même de l'enfer, quintessence de l'horrible. Matière de rêverie, répertoire de figures.
D'autres sources de l'imaginaire sont purement iconiques. La peinture de l'époque inclinait au démoniaque. Et la faune de créatures hybrides qui peuple maint tableau de Bosch ne manque pas d'ancêtres. Elle sort du chapiteau, de l'enluminure et de l'immense bestiaire roman et gothique. Elle vient de plus loin encore : ses chimères humaines sont des grylles, c'est-à-dire de ces monstres comme en peignait au iiie siècle le Gréco-Égyptien Antiphile, et dont Pline se divertissait. (Grillo était, dit-on, le surnom d'un personnage porcin portraituré par Antiphile. Simple jeu, ou petites figures bâtardes des sphinx chargés de songe et de savoir ?) Constantinople mise à sac par la croisade, et ses monnaies anciennes, ses sceaux d'Assyrie, ses camées et ses gemmes antiques dispersés par la rapine, tout un trésor de menus monstres s'était répandu par l'Europe : le navire-cigogne ou le navire-poisson de telle Tentation appartiennent à ce répertoire. Étrangetés antiques auxquelles d'autres s'ajoutent – démons feuillus, rochers à face humaine... – qui viennent de Chine. Rien de plus cosmopolite que le Moyen Âge.
De la formation même de Bosch, on ne sait rien. Familiale, sans doute. Pour les influences, on peut aussi bien songer aux primitifs flamands – Bouts Van Eyck, le Maître de Flémalle, Van der Weyden... – qu'aux peintres hollandais – Geertgen, le Maître de la Vierge entre les vierges... –, à Schongauer, aux peintres rhénans. La critique rattache aujourd'hui les débuts de Bosch au « gothique international », à ses modèles iconologiques et à ses principes de composition.
La chronologie de l'œuvre est toute conjecturale : aucune peinture ne nous est parvenue datée. Certaines nous manquent, d'autres ne nous sont connues que par des copies ou des témoignages. Il n'en est guère qui n'aient pu être attribuées à tous les moments de la carrière du peintre. C'est qu'on ne peut se fonder que sur le style et la technique. Or, l'itinéraire de Bosch fut probablement complexe et riche en récurrences. Raison qui s'ajoute à d'autres : cette absence de certitudes réduit toute tentative d'interprétation au seul mode thématique éclairé par la connaissance du climat spirituel qui fut sans doute celui de Bosch.
Par le nom même dont il signa ses œuvres – Jheronymus Bosch – le peintre Jeroen Van Aken s'est rattaché à sa ville natale, Hertogenbosch. Issu d'une famille d'artisans et de peintres, il devient par son mariage, vers 1478, un bourgeois, un notable. Ce notable, jusqu'à sa mort, en 1516, appartiendra à la confrérie Notre-Dame. Appartenance dont l'importance ne se borne sans doute pas à la respectabilité qu'elle lui donne. Cette confrérie, fondée en 1318 et d'abord vouée au culte, se consacrait aux œuvres charitables. Les confrères s'occupaient en outre des spectacles religieux ; d'où, peut-être, chez le peintre, un certain esprit de théâtre. Est-ce l'essentiel ? On suppose que cette confrérie avait reçu quelque influence des « Frères de la vie commune », disciples lointains de l'ermite de Groenendael, Ruysbroek l'Admirable, mystique du xive siècle. Le travail des frères, qui avaient pris le nom significatif de hiéronymites, était de transcrire et de publier ; c'est ainsi qu'ils avaient traduit, en latin, puis en hollandais, le Livre de la sagesse éternelle de Suso. Hostile aux sectes hérétiques comme à toutes les corruptions de l'Église et des ordres monastiques, leur doctrine invitait l'âme à la retraite et à la vie contemplative. Les frères vivaient d'une vie pieuse et douce, amicale, laborieuse, simple, joyeuse. Thomas a Kempis, l'auteur de l'Imitation de Jésus-Christ, avait été des leurs ; et Érasme, adolescent, fut leur élève, à Deventer et à Bois-le-Duc. Tout ce climat spirituel constituait la devotio moderna, étape intermédiaire entre la vie du monde et l'extase d'un Ruysbroek : la modération en était le caractère majeur. Cette dévotion moderne imprégnait la vie religieuse de tout le pays. Huizinga, nous invitant par là à ne pas nous former de ce « déclin du Moyen Âge » une image uniformément convulsée, note qu'à cette époque « des visiteurs venus du sud dans le nord des Pays-Bas furent frappés de la dévotion sérieuse qu'ils remarquèrent dans le peuple ».
De la calme piété populaire à celle des nombreuses communautés religieuses, et de celle-ci à l'ardent foyer de la mystique ruysbroekienne, nulle rupture. De la vertu quotidienne à la contemplation de l'éternel, tout procède comme de l'humble graine à l'éclat de la fleur et à la formation de l'amande. Et Ruysbroek lui-même fut d'abord un paysan plein de simplicité et de bonhomie : pour intense qu'elle soit, l'illumination est ici pure de toute déraison. C'est au sein de cette sagesse que se forme l'œuvre du peintre : gardée des goûts morbides, et méthodiquement conduite au mystère spirituel. Jérôme Bosch n'est pas plus « fou » qu'Érasme, fils de la même école. L'étrangeté des figures peintes – qui ont d'ailleurs leur propre logique – ne doit pas nous abuser. L'erreur équivaudrait à donner plus d'importance au « fantastique » de Dante qu'à sa philosophie.
L'appartenance de Bosch à la confrérie Notre-Dame a conduit Fraenger (1947) à formuler l'hypothèse d'un Bosch hérétique. En effet, le peintre a pu rencontrer, parmi les confrères, un certain Almaegien, juif converti, et, par lui, entrer en relation avec la secte des Homines intelligentiae, proche de l'hérésie des Frères et Sœurs du Libre-Esprit. Largement répandue dans l'Europe du Nord et vieille de deux siècles, cette hérésie, proche de celle des cathares, professait l'inexistence de l'enfer, l'inutilité de l'Église et des sacrements, l'innocence de l'âme unie à Dieu, quelque « péché » qu'elle puisse faire. Elle professait – en quoi les sectateurs étaient des « adamites » – que l'union sexuelle, retour à l'unité originelle, peut être la clef de l'innocence édenique. En un mot, une sorte de tantrisme chrétien. Selon Fraenger, la sympathie de Bosch pour cette secte explique son œuvre, et notamment le triptyque du Prado, qui serait une illustration de l'érotique du Libre-Esprit. Les historiens n'ont pas manqué d'insister sur le caractère purement conjectural de cette thèse.
Bosch travaillait-il pour le clergé, ou, comme le pense Fraenger, pour la secte des Homines intelligentiae ? Seule certitude : très tôt, ses peintures figurent chez les princes. Plus qu'aux fidèles, n'est-ce pas à l'humaniste que s'adressent les images et les spectacles de Bosch ? L'autel est moins leur destination que la bibliothèque ou l'oratoire ; ce qui expliquerait en partie certaines variations insolites apportées aux thèmes médiévaux. Sous les formes de la peinture religieuse, c'est une œuvre philosophique que peuvent goûter en Bosch les lecteurs de More, d'Érasme, ou de Machiavel. L'engouement, par toute l'Europe, est vif ; copies et imitations foisonneront. On voit des Bosch chez un cardinal de Venise. On en voit davantage en Espagne : ce que l'histoire explique. Philippe II les accumule. Image légendaire : l'ermite royal de cette basilique bâtie sur le rappel d'un supplice de feu contemple, au mur de sa chambre d'où il entend la messe, le Christ au centre du monde où tournent les Sept Péchés.
• Les interprétations
Au xvie siècle, la plupart des commentateurs se montrent surtout sensibles, dans cette œuvre, à l'étrange, à l'horrible, au bizarre. Ils admirent, non sans dégoût parfois, tant d'invention et de fantaisie. Mais le hiéronymite J. de Sigüenza écrit en 1605 : « Les autres cherchent à peindre les hommes tels qu'ils apparaissent vus du dehors ; celui-ci a l'audace de les peindre tels qu'ils sont, au-dedans. »
Philippe II, qui semble avoir désiré posséder l'œuvre entière, a, dans sa bibliothèque, les livres des grands mystiques et, annotées de sa main, les œuvres complètes d'Érasme. Comment douter que Bosch lui fût un guide intellectuel et spirituel ?
L'engouement passé, l'œuvre et la personne de Bosch tombent dans l'oubli. Baldinucci, en 1681, loue son art et son savoir-faire ; en quoi il reprenait l'éloge de Van Mander, dans son Livre de peinture (1604). Le critique le plus favorable ne voit guère en telle Tentation qu'une intention moralisante ; mais on morigène plutôt
« le père Sigüenza » d'avoir pris « pour articles de foi » ces
« fantaisies licencieuses ». L'âge classique ni celui des Lumières n'inclinent à voir là autre chose qu'extravagances. Le romantisme lui-même l'ignore. Vers 1880, l'œuvre apparaît cauchemar d'un fou ou d'un possédé.
L'amas de textes consacrés à Bosch par notre époque est un reflet assez fidèle des aventures modernes de la critique. L'érudition et la science, d'abord, s'appliquent à distinguer les copies des originaux, le faux de l'authentique, et nous assurent du peu que nous pouvons savoir. Puis viennent les vagues diverses des interprètes. « Un prédicateur en vêtements laïques », dit Justi. Bax éclaire maintes images par le folklore, les proverbes flamands, sources de métaphores prises au pied de la lettre. Focillon voit, au-delà du « grand poète comique », « le dessous du Moyen Âge qui se vide », – Moyen Âge, ou pré-Réforme et Renaissance ? A. Chastel, plaçant Bosch et Vinci « comme aux deux extrémités d'un même monde », écrit : « Cette grande démonstration d'irréalisme agressif et pressant ne pouvait avoir lieu qu'autour de 1500, c'est-à-dire en plein essor de la Renaissance. » Précédemment, dans un essai intitulé La Tentation de saint Antoine ou le Songe du mélancolique, A. Chastel avait mis en évidence, chez Bosch, le thème de la
« mélancolie » saturnienne : thème philosophique et mystique.
Ésotérisme, psychanalyse, surréalisme : ces sibylles se font ici particulièrement loquaces. « Visionnaire intégral », dit André Breton ; et l'on projette sur Bosch l'ombre des Dali et des Ernst : méthode suspecte. On a même songé aux effets de drogues hallucinogènes (Delevoy, 1960). La psychanalyse traite ces images comme celles du rêve, voire du délire. Mais il s'agit d'une œuvre, et son auteur use consciemment des « clefs des songes » de son époque. L'emploi des symboles hermétiques est évident : langage de l'alchimie – couleurs, œufs, globes de cristal, arbres creux... –, arcanes du Tarot, thèmes astrologiques, bestiaire mystique... Ce lexique est en lui-même malaisé à établir ; on voit à plus forte raison la difficulté d'une syntaxe et d'une sémantique.
Mais le peintre ? Un amateur espagnol du xvie siècle le louait de son « naturel ». Van Mander admirait sa facture : « Sa manière était franche, prompte, aisée, et il parvenait à peindre nombre de ses tableaux en une fois. Il avait aussi, comme beaucoup de vieux maîtres, l'habitude d'esquisser et de dessiner les objets sur le fond blanc du tableau, de poser par-dessus un glacis transparent, et de faire participer les dessous à l'effet. » C'est également à la technique de Bosch que s'attachèrent d'abord les commentateurs modernes. « L'efficacité esthétique d'un rouge et d'un orange se détachant à l'improviste sur un fond sombre contribua à sa réputation ; et, dans les trente années qui suivirent, le feu de Bosch flamba dans presque tous les tableaux de paysage », note sir K. Clark (1961). De la « palette », on glisse aisément au
« pittoresque », au « sentiment ». Bosch, Maître des incendies ; Bosch, Maître du paysage fantastique. Mais également : Maître du paysage sensible et naturel, par quoi il ne précède pas seulement Patenier, mais Bruegel, et les chefs-d'œuvre de la peinture du Nord. C'est non moins facilement que l'on composerait un Maître de l'enfer, du bestiaire, de la Passion, des visages : visages des bourreaux, des doctes et des puissants, du Christ et de la sainte, visage pathétique du vagabond. De la trogne au miroir de l'âme ; de la caricature à la délicate transparence du cœur.
Toutes ces beautés viennent comme en surcroît d'une merveille de facture : « Peintre des gris, sensible au charme des tons fins, aux valeurs ténues, habile à modeler le blanc par le blanc [...]. Il associe aux plus exquises nuances de rose, de lilas, de bleu tendre, de beige, de vert jade, posés en glacis, en touches horizontales de matière fluide reprises par de prestes accents, des tons locaux sonores et consistants comme l'émail, le vermillon, le carmin, le bleu sombre, le noir violacé » (R. Genaille, 1963).
La science de la composition est, elle aussi, toute particulière. Transfuge du système médiéval, sans s'être pour autant rallié à celui qui venait d'Italie, Bosch invente ses propres règles et use, non d'un système, mais de plusieurs, selon les œuvres et même au sein d'une seule. Dans Le Couronnement d'épines du Prado ou de Londres, ou Le portement de croix, « les figures sont projetées sur un premier plan unique, toute préoccupation de perspective est à peu près abolie [...] ; ou bien ce sont les têtes seules qui, vues « en gros plan », créent une composition rythmée de masses et de volumes [...]. Type inédit de « cadrages » (Dorflès, 1953).
En l'absence d'une tradition, attribuerait-on ces œuvres et les grands triptyques au même artiste ? Ces grands triptyques, tout foisonnants qu'ils sont, témoignent d'une « discipline ferme qui unifie les visions en compositions fortement ordonnées » (Ragghianti, 1960). Dorflès, à leur sujet, parlait d'un « espace onirique ». Linfert y discerne une science subtile et toute personnelle de la géométrie : « Tout cela forme un tissu d'épisodes formellement achevés, ourdi de passages complexes toujours nouveaux, d'échos, de rappels, de corrélations » (Ragghianti).
En somme, la critique s'est faite progressivement plus sensible à la beauté savante de l'œuvre et à la profondeur de son dessein. Elle pressent aujourd'hui leur plus belle et plus profonde unité.
S'il ne dort pas, l'esprit erre, chemine, et cherche à méditer, c'est-à-dire à contempler. L'œuvre du philosophe et du mystique se propose au passant comme une architecture spirituelle : connaissance des principes du monde, connaissance de soi. Et cette demeure cristalline, qu'est-ce d'autre que l'ouvrage et comme la forme d'un regard longtemps laborieux, sa pure et définitive épiphanie ? Ainsi le regard chrétien s'élève-t-il du spectacle naturel et quotidien du monde jusqu'à l'intelligible et au surnaturel, par une suite de dévoilements, de révélations. Ce regard n'est jamais purement profane ; et, religieux, il est d'abord celui de l'imagination éclairée par la foi et les Livres, pour devenir celui de l'expérience intérieure. Il entre alors dans une « nuit obscure », traversée d'épreuves et de tentations ; cette nuit s'achève en apaisement, en délivrance, et en joie. Vie purgative, vie illuminative, vie unitive : ces étapes, décrites par saint Bonaventure, sont traditionnelles.
L'école spirituelle de Ruysbroek colore cette tradition d'une dévotion qui lui est propre. L'âme, qui s'est d'abord dépouillée de ses convoitises terrestres, prend pour premier objet de sa méditation l'humanité du Christ, et principalement sa Passion. « Ne peut aboutir à goûter la présence de Dieu que celui qui, d'abord, a pratiqué l'aimante dévotion aux Plaies et au Côté sacré de Notre Seigneur ; oui, à toute son humanité sensible et visible. C'est ensuite que nous gravirons une marche plus élevée et plus cachée, intérieure et spirituelle, jusqu'à l'intérieur de Jésus dont nous assimilerons les pensées et les sentiments », écrit un disciple de Ruysbroek. Pour passer de l'étape illuminative à l'étape unitive, l'âme doit connaître les affres et les angoisses, les ténèbres d'un « souterrain » : « angustiae infernales, intolerabiles et incredibiles ». Au-delà de ces épreuves et de ces tentations, l'âme s'unit à Dieu. La mystique de Ruysbroek a pu être définie comme « le couronnement de la théorie du Retour ».
Dans la mystique chrétienne, la part donnée à la représentation visuelle est particulièrement importante : Dieu s'est fait homme. C'est ainsi que l'expérience mystique se présente comme une suite de « regards » qui vont s'élevant et s'épurant jusqu'à l'Invisible. Ces « regards », sur un autre plan, peuvent être ceux du peintre religieux. De fait, la structure de la spiritualité de Groenendaal donne à l'œuvre éparse de Bosch un ordre tel que chacune de ses peintures y trouve sa place et son sens. Cet ordre est, par nature, indifférent à l'ordre chronologique des tableaux. Il est toutefois remarquable que la chronologie la plus vraisemblable de l'œuvre s'accorde, en gros, avec les étapes du cheminement mystique : comme si se trouvaient liées en Bosch l'expérience intérieure et la peinture. Bosch, sans doute, n'est pas un autre Ruysbroek qui exprimerait par la peinture ce qu'il a « vu ». Mais on peut croire que la peinture fut pour lui le moyen de méditer les yeux ouverts et par l'élaboration d'images matérielles – ce que fait, les yeux fermés et en esprit, le pur spirituel.
Claude-Henri ROCQUET
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